2 ans déjà, Frans Bruggen (1934-2014)
2 ans déjà, Frans Bruggen (1934-2014)
Il y a 2 ans au mois d’Août 2014, quelques mois avant son 80è anniversaire, Frans Brüggen quittait ce jardin terrestre pour des édens plus infinis.
Au cœur de la trêve estivale, si bénéfique au corps et à l’âme, surgit dorénavant pour moi un moment recueilli pour lui rendre hommage : s’émerveiller de la corbeille de fruits artistiques et spirituels dont me nourrit somptueusement celui qui fut un mentor incandescent à l’âge où l’on explore ses destinées idéales ; s’enchanter avec gratitude de ces continents inouïs, aux mariages de couleurs musicales subtiles qu’il savait nous découvrir avec passion, et qui ne cessent d’exhaler sèves et senteurs insoupçonnées.
Mon souffle est toujours habité par sa respiration ample et lyrique, sa sonorité dorée a sculptée pour toujours mon oreille de rondeur et de plénitude, son énergie jaillissante ne cesse de m’insuffler de geysers ardents, son ornementation cascadante fait naviguer ma créativité vers des îles épicées et imaginatives, son phrasé d’une évidence profonde et sensuelle m’a enracinée dans un engagement total du corps à la recherche d’une intériorité savourée.
Ses cours tenaient souvent du « happening » : accueillant les instrumentistes les plus divers, Frans empruntait des charmilles auxquels nul ne s’attendait, il ciselait des sentiers de liberté iconoclastes en explosant nos fermes « certitudes » de jeunes musiciens ; délaissant le vocabulaire technique, son verbe déferlait en métaphores (« le centre de la rose/de la cible » pour un son plein et ondoyant ; la musique Vénitienne émergeait, ruisselante et onirique, dans les tableaux et aquarelles qu’il apportait aux cours ; le phrasé des suites de Bach pour violoncelle – dévotement transcrites par lui- ne prenait corps que par l’incarnation qu’il exigeait du geste physiologique de l’instrumentiste à cordes …
Son esprit rebelle animait les courants de la contreculture, ce qui n’était pas pour nous déplaire, désireux de chemins alternatifs au conservatisme musical ambiant (et allergiques aux conservatoires, ô combien !) : c’est bien lui qui à l’âge de 35 ans, soutenant le mouvement des « Notenkrakers » (les Casse-Noisettes), avait asséné lors d’une réunion publique et avec une salutaire provocation,
« Toutes les notes de Mozart et de Beethoven que vous jouez sont un mensonge, de A à Z ! » , à l’encontre du vénérable Orchestre du Konzertgebouw, pour leur peu glorieuse et réactionnaire ignorance des traités, traditions et instruments historiques,…orchestre qui ne manqua pas de le plébisciter quelques années plus tard comme l’un de leurs chefs invités préférés.
Brüggen créait les œuvres de ses ingénieux collègues compositeurs dans des lieux improbables et excitants de l’avant-garde Amstellodamoise, allumant avec eux des brasiers de stimulante réflexion, et contribuant à un enracinement définitif de la flute à bec dans le paysage d’aujourd’hui.
Chacun de ses enregistrements était pour mes amis flûtistes et moi-même l’occasion de lumineuses découvertes que nous partagions avec appétit et enthousiasme. Nous étions conscients et chanceux d’être éclairés avec une ferveur quasi initiatique/philosophique le long de chemins non-conventionnels – richement escortés aussi par les prophétiques compagnons de route de Brüggen, les Leonhardt et Harnoncourt- dont le travail engagé et pur sur les sources historiques, devait, par naturel et élégant paradoxe, renouveler définitivement l’expression musicale, tant en musique classique qu’en musiques modernes.
Et l’inventif trio d’avant-garde Sour Cream, que Brüggen instigua avec nos séditieux professeurs Kees Boeke et Walter Van Hauwe (tenues de tennis blanc, lunettes de soleil, chaises longues sur scène, sifflets, poursuites, musiques spéculatives historiques et créations contemporaines), dessillait nos yeux avec un humour insoumis, lavait à grande eau nos oreilles, et nous habitua à scruter l’horizon pour d’autres fécondes et parfumées Terrae Incognitae.
Lors d’une interview devant un parterre d’aficionados flûtistes à bec, il fut demandé à Frans Brüggen pourquoi, avec ses multiples talents musicaux, il se vouait à cet instrument ; après une longue pause en attendant que l’auditoire se calme –et avec ce sens inné du « timing » qui ne fut jamais son point faible- il répondit à l’intervieweur par une question : « Jouez-vous de la flûte à bec ? » : celui-ci acquiesça, et Frans, de nouveau : « Pendant tous ces moments où vous avez joué de notre instrument, vous est-il arrivé tout simplement d’avoir les larmes aux yeux ? ». Le silence du public fut saisissant : Tout était dit.
La profonde intelligence de Frans continua de s’exalter dans la direction de son démocratique « Orchestre du XVIIIè siècle » : résonnent encore en moi des Passions de Bach, vitalisées par une Turba bruissante et tourbillonnante, secouée par de bouleversantes lignes de failles géologiques, à St Roch – Paris ; d’autres se remémoreront certainement symphonies et concertos de violon de Beethoven, qu’il savait nous faire naître océaniquement limpides et révolutionnaires, grâce à sa lecture pure comme un diamant.
A l’un de ses derniers concerts à la Salle Gaveau, par son interprétation réfléchie, expressive d’aubes et d’épiphanies, je savais que j’entendais et comprenais enfin la cathartique puissance de Beethoven, ainsi que tout le surgissement vibrant de la chair et de l’âme du monde, du ciel et de la terre, des humains et des dieux.
Résonne la phrase du poète mystique et visionnaire William Blake (1793) -et à sa suite C.S. Lewis, Aldous Huxley, puis Jim Morrison (The Doors)- : « Si les portes de la perception étaient nettoyées/décrassées, chaque chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie… » ( If the doors of perception were cleansed, every thing would appear to man as it is, infinite )
Illustration peinte à la main pour The Marriage of Heaven and Hell, William Blake (1793), aujourd’hui au Musée Fitzwilliam,…bien connu des flûtistes à bec
Frans adouba la flûte à bec de ses lettres de noblesse, et rayonnait malgré lui du charisme d’une étoile (son approche brillante et idiosyncratique, sa facilité captivante, le grand poster style rock-star de sa maison de disques Telefunken avec sa mèche frondeuse, son sourire réservé et son regard de velours), mais il était surtout tissé de la solide fibre intérieure et aventureuse d’un héros profondément amoureux de musique. L’un des secrets de cet éternel chercheur était d’étudier encore humblement chaque partition pour y déceler et mieux en traduire l’indicible élan vital : même dans ses derniers mois en fauteuil roulant et équipé d’une sonde naso-gastrique, ayant subi de lourdes opérations, celui que l’on surnommait « le magicien » ne cessa –quoiqu’il lui en coûtât- de diriger son orchestre et de transmettre sa vision musicale naturelle, élevée et visionnaire jusqu’à son dernier souffle.
Quand on lui demandait quand il s’arrêterait, il répondait, amusé, « quand je mourrai en scène, comme tous les chefs d’orchestre, je suppose… »
Si, selon les lettrés chinois, la beauté ne réside pas nécessairement dans les qualités formelles d’une œuvre, d’une interprétation, mais dans sa capacité à « transmettre l’esprit » ou à faire goûter une expérience incarnée, d’âme à âme, de sujet à sujet, par la résonance des souffles,
Si, comme l’écrit le mythologue Joseph Campbell, un héros est celui qui endure dangers et dragons à répétition (et il y en eut…), pour rapporter le feu/le trésor à l’humanité,
Si, d’après J. S. Bach, le rôle de la musique est de servir à la recréation du cœur (« coeurage-courage » = ce qui dilate le cœur, où l’organe retrouve de quoi battre plus intensément, renouant avec l’harmonie d’un éclat supérieur et la force de rendre présent tout un monde –car dans le mythe grec ce qui forme un monde est musical, gouverné par les Muses à la robe d’or, chante Pindare), donc de délier et libérer nos souffles si contraints,
Si la valeur d’un être s’approfondit à la mesure de l’élévation ou de l’inspiration qui résonne après lui dans ceux qu’il a touchés,
…alors la présence métamorphosée de Frans Brüggen est toujours aussi féconde de vie ; le temps généreux continuera à déplier en abondance -et me (nous ?) convie à franchir avec inspiration- les aqueducs nobles et majestueux, les passerelles vertigineuses, les arches sereines et les tressages épris d’absolu de celui dont le nom, en néerlandais, signifie : « Ponts ».
Michelle Tellier
michtellier(chez)yahoo.fr